« Les oiseaux préfèrent les arbres qui ont des branches mortes, dit Caravaggio. Ça leur permet de tout voir depuis leur perchoir. Ils peuvent s’envoler dans n’importe quelle direction.

— Si c’est de moi que tu parles, dit Hana, je ne suis pas un oiseau. Le véritable oiseau, c’est l’homme qui est là-haut. »

Kip essaya de l’imaginer en oiseau.

« Dis-moi, est-ce qu’on peut aimer quelqu’un de moins intelligent que soi ? » Caravaggio, que le flash de la morphine rendait d’humeur belliqueuse, cherchait à faire monter le ton. « C’est une chose qui m’a tracassé pendant presque toute ma vie sexuelle, qui a débuté sur le tard, dois-je avouer à cette noble compagnie. Tout comme je n’ai connu le plaisir sexuel de la conversation qu’une fois marié. Il ne m’était jamais venu à l’esprit que les mots puissent être érotiques. Il y a des moments où j’aime vraiment mieux parler que baiser. Des phrases. Par milliers. L’ennui avec les mots, c’est qu’à force de parler on finit parfois par se prendre tout seul à son propre piège. Ce qui ne risque pas d’arriver quand on baise.

— C’est un homme qui parle..., marmonna Hana.

— Bon, ça ne m’est pas arrivé, poursuivit Caravaggio. Peut-être que ça t’est arrivé, Kip, quand tu as débarqué à Bombay de tes collines, ou quand tu es allé faire ton service en Angleterre. Est-il jamais arrivé à quelqu’un de se retrouver pris au piège à cause de la baise, je me le demande ? Quel âge as-tu, Kip ?

— Vingt-quatre ans.

— Tu es plus vieux que moi.

— Plus vieux que Hana ? Est-ce que tu pourrais tomber Amoureux d’elle si elle n’était pas plus maligne que toi ? Je ne veux pas dire qu’elle soit forcément plus maligne que toi, mais pour tomber amoureux, ne trouves-tu pas important de te dire qu’elle l’est ? Réfléchis. Elle peut être obsédée par l’Anglais parce qu’il en sait plus long qu’elle. On a du mal à s’y retrouver quand on parle avec ce type. On ne sait même pas s’il est anglais. Il ne l’est probablement pas. Vois-tu, je pense qu’il est plus facile de tomber amoureux de lui que de toi. Pourquoi ? Pour la simple raison que nous voulons savoir des choses, savoir comment les pièces du puzzle s’emboîtent. Les bavards séduisent. Les mots nous mènent à des impasses. Nous voulons avant tout grandir et changer. Le meilleur des mondes...

— Je ne crois pas, dit Hana.

— Moi non plus. Tu veux savoir quelque chose au sujet de mes contemporains ? Eh bien, le pire, c’est que les autres pensent qu’à cet âge le caractère est formé. Le problème avec l’âge mûr, c’est qu’ils s’imaginent qu’on a fini de grandir. Tiens. »

Et Caravaggio leva les mains, il les tourna vers Hana et Kip. Hana se leva, alla se placer derrière lui et lui passa le bras autour du cou.

« Ne fais pas ça, compris, David ? »

Elle prit doucement ses mains entre les siennes.

« Nous avons assez d’un bavard intarissable là-haut.

— Regarde-nous – assis comme de sales riches dans leur sale villa, dans leurs sales collines quand il fait trop chaud en ville. Il est neuf heures du matin. Le vieux est en train de dormir là-haut. Hana est obsédée par lui. Et moi, je suis obsédé par la santé mentale de Hana, je suis obsédé par mon « équilibre », quant à Kip, il sautera sans doute un de ces jours. Pourquoi ? Pour qui ? Il a vingt-quatre ans. L’armée britannique lui apprend des techniques, les Américains lui en apprennent d’autres, on fait des conférences pour les sapeurs, on les décore, et on les expédie dans les collines. On se sert de toi, boyo, comme disent les Gallois. Je n’ai pas l’intention de rester beaucoup plus longtemps par ici. Je veux t’emmener avec moi. Foutons le camp de Dodge City.

— Arrête ça, David, il survivra.

— Le sapeur qui a sauté l’autre jour, il s’appelait comment ? »

Kip ne bouge pas.

« Sam Hardy. » Kip alla regarder par la fenêtre, abandonnant la conversation.

« Le problème avec nous tous, c’est que nous ne sommes pas à notre place. Que faisions-nous en Afrique ou en Italie ? Et Kip, qu’est-ce qu’il fait là à désamorcer des bombes dans des vergers, nom de Dieu ! Qu’est-ce qu’il fait à se battre pour les Anglais ? Dire que sur le front occidental un fermier ne peut pas tailler un arbre sans bousiller sa scie ! Pourquoi ? À cause de tout le shrapnel qu’ils ont balancé pendant la précédente ! Même les arbres crèvent des maladies que nous avons apportées. Les armées vous endoctrinent, puis elles vous abandonnent pour aller foutre le bordel un peu plus loin. Inky dinky parlez-vous[3]. Nous ferions bien de nous en aller tous ensemble.

— On ne peut pas laisser l’Anglais.

— L’Anglais est parti depuis des mois, Hana, il est avec les Bédouins, ou dans quelque jardin anglais avec sa pelouse et tout. Il ne sait probablement pas qui est la femme autour de laquelle il tourne ou dont il essaie de parler. Il n’a pas la moindre idée d’où il se trouve.

« Tu t’imagines que je t’en veux, n’est-ce pas ? Parce que tu es tombée amoureuse, n’est-ce pas ? Un oncle jaloux. Je tremble pour toi. J’ai envie de tuer l’Anglais parce que c’est la seule chose qui te sauvera, qui te fera sortir d’ici. Et je commence à avoir un faible pour lui. Abandonne ton poste ! Comment Kip peut-il t’aimer si tu n’es pas assez maligne pour l’obliger à ne plus risquer sa vie ?

— Parce que… Parce qu’il croit à un monde civilisé. C’est un homme civilisé.

— Première erreur. La chose à faire, c’est de sauter dans un train, d’aller faire des gosses ensemble. Irons-nous demander à l’Anglais, à l’oiseau, ce qu’il en pense ?

« Pourquoi n’es-tu pas plus maligne ? Il n’y a que les riches qui ne puissent pas s’offrir le luxe d’être malins. Ils sont compromis. Ils se sont laissé enfermer dans leurs privilèges depuis de longues années. Ils doivent protéger ce qui leur appartient. Personne n’est plus méchant que les riches. Tu peux me faire confiance. Mais ils doivent se conformer aux usages de leur monde civilisé de merde. Ils déclarent la guerre, ils ont leur honneur, ils ne peuvent pas partir. Mais vous deux. Nous trois. Nous sommes libres. Combien de sapeurs sont morts ? Pourquoi n’es-tu pas encore mort ? Sois un peu irresponsable. La chance nous abandonne. »

Hana versait du lait dans sa tasse. Lorsqu’elle eut fini, elle déplaça le bec du pichet au-dessus de la main de Kip et continua à verser le lait sur sa main brune, sur son bras, sur son coude, puis elle s’arrêta. Kip ne bougeait plus.

Le patient anglais: L'homme flambé
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